Les événements que nous avons vécus la semaine dernière ont provoqué une onde de choc qui n'est pas terminée. Après le temps du deuil et du recueillement, de la compassion universelle pour les victimes, de l'unanimité autour des valeurs de la République, il y a des fissures qui apparaissent, des contradictions qui se font jour, des questions qui se posent. C'est d'ailleurs naturel : on ne pouvait pas espérer que les réactions demeurent homogènes. Ces derniers jours, j'ai noté une petite dizaine de petites réflexions, très diverses, qui me sont venues à l'esprit et que je vous soumets :
1- Je ne suis pas allé acheter Charlie mercredi, ni hier, ni aujourd'hui, ni sans doute jamais. La vague passera , elle finira bien par se calmer. Pourquoi mon refus ? Par fidélité à mes idées . Si Charlie avait de graves difficultés financières, faute de lecteurs je ferais un don comme j'ai fait pour Nice Matin et l'Humanité . Aujourd'hui, Charlie rencontre un succès de presse jamais connu. Quel paradoxe ! Je pense à cette masse de nouveaux lecteurs, qui ne savent rien de l'esprit Charlie. J'imagine leur tête quand ils vont découvrir ! Ils ont réduit l'hebdo au symbole du crayon : très bien, mais Charlie, c'est aussi un stylo, un style, une écriture, des prises de position, pas seulement des dessins.
2- Le pape François et les chrétiens rassemblés pour défendre un journal anticlérical, c'est amusant, mais pourquoi pas, et tant mieux. Mais le positionnement rencontre vite ses limites (de même chez les organisations musulmanes) : le souverain pontife a rappelé hier son attachement à la liberté d'expression, tout en demandant à ne pas se moquer des religions. Mais c'est quoi la liberté, sans la liberté de se moquer ?
3- Les élus et les politiques ont été au premier rang des défenseurs de la liberté de la presse. Parfait. Mais beaucoup d'entre eux n'en font rien au quotidien, rêvent de journaux asservis à leurs propres intérêts, personnels et électoraux. La presse locale l'a fait remarquer, à juste raison, elle qui est la première victime de ces comportements liberticides. Antibes le maire a retiré du musée Peynet des affiches des dessinateurs de Charlie
4- Pendant ces quelques jours qui ont fait trembler la France, les chaînes télévisées d'information ont été les grandes narratrices de la tragédie, donnant l'impression d'en écrire l'histoire, de lui donner son rythme, sa dramaturgie. Dans l'après-midi de la prise d'otages à Vincennes, j'étais devant ma télé, comme tout le monde. Et puis, un peu dégoûté de moi-même, j'ai arrêté, j'ai éteint, conscient que je n'étais plus dans une quête légitime d'information mais dans un désir contestable de spectacle. J'étais devenu un voyeur, il fallait que ça cesse. Je suis sorti
5- La vente d'anxiolytiques a augmenté de 18%. C'est fou ! On disait que la France, avec sa formidable mobilisation, était sortie d'une longue dépression. Nous avions parlé trop vite. Il y a eu refoulement, tétanisation devant l'horreur, puis réaction de survie, pulsion de résistance. Mais cette consommation anormale, injustifiable de psychotropes confirme hélas que la maladie qui mine notre corps social sévit encore.
6- L'invraisemblable théorie du complot, qui court sur internet, prouve simplement que le malheur ne met pas fin à la bêtise, que celle-ci est le monstre universel. On ne devrait même pas y prêter attention, dans un éclat de rire mêlé de mépris.
7- La minute de silence : la jeunesse est par nature remuante, anticonformiste, transgressive, y compris pour de très mauvaises raisons. Il faut agir avec elle en toute prudence et discernement, sans rien céder en même temps sur les principes, mais ne pas avoir à son égard des indignations d'adultes. Face aux jeunes, nous avons besoin de pédagogie, pas de morale. Quand j'étais collégien dans les Ardennes au lendemain des accords d'Evian et de la fin de la guerre d'Algérie j'avais protesté contre la minute de silence imposée à la gloire de De Gaulle . Réfléchissons aux grandes questions qu'a soulevées l'événement, liberté, paix, démocratie, vérité, religion, laïcité etc. Mais qui est prêt à entendre un tel discours aujourd'hui ?
8- Etrange débat que celui sur la restauration du service militaire, comme si la vie de régiment pouvait soigner aujourd'hui une partie de la jeunesse malade ( les adultes étant autant touchés par le mal). Le service militaire avait en son temps des finalités militaires, qui ne se justifient plus avec l'armée professionnalisée. Son rôle d'intégration sociale était secondaire et involontaire, exagéré maintenant par la nostalgie.
9- Pour lutter contre les islamistes, j'ai entendu prononcer le vilain mot de "déradicalisation", qui désigne, je suppose, une sorte de cure de désintoxication, une forme d'analyse, de thérapie, une cellule psychologique renforcée, un lavage de cerveau pour tête fanatisée. Les psychologues sont invités partout, c'est sans doute une de leurs inventions. Quand va-t-on "dépsychologiser" notre société ?
10- Qui a noté l'énormité, l'inanité, le contresens historique de la proposition de Jeannette Bougrab, ancien membre du gouvernement ? Faire entrer les victimes au Panthéon ! Ni de près, ni de loin, l'équipe de Charlie hebdo ne correspond aux critères de panthéonisation, et ses membres disparus seraient d'ailleurs les premiers à se moquer de cet honneur indu, déplacé, inutile . Le chagrin n'excuse pas l'aberration, surtout venant d'une secrétaire d'Etat. Quand Nicolas Sarkozy a voulu d'Albert Camus au Panthéon, la famille a refusé, estimant que l'oeuvre et l'esprit de l'écrivain n'étaient pas conformes à une pareille consécration.