Par J.-D. M.
(Article paru dans Libération, avec photos et carte )
"Ce fut la dernière bataille et la bataille de trop. Au matin du 11 novembre 1918, dans les heures qui précédèrent l'armistice, des soldats français furent tués dans un combat inutile, à Vrigne-Meuse, dans les Ardennes. « Ils sont morts pour rien » assure aujourd'hui le petit-fils de l'officier qui les commandait alors. Cet homme sait de quoi il parle. Lui-même est général à la retraite et il a récemment exhumé les carnets de guerre de son aïeul, le chef de bataillon Charles de Menditte (1) dans leur propriété du Pays basque. Le général Fauveau a entrepris de faire toute la lumière sur cet épisode, non seulement oublié, mais volontairement caché par l'administration militaire durant de longues années. Il le fait sans polémique, dans l'admiration d'un grand-père contraint d'obéir à des ordres insensés et avec le souci de rétablir les faits. Il rend ainsi un dernier hommage à ces morts du 415ème régiment d'infanterie, en particulier au dernier soldat tombé, un quart d'heure avant que les armes ne se taisent, un certain Augustin Trébuchon.
Nous sommes le 8 novembre 1918, dans le département des Ardennes. Devant nous, la Meuse, qui coule ici de l'est vers l'ouest entre Sedan et Charleville-Mézières. Les hommes de la 163 ème division d'infanterie sont épuisés : ils se battent depuis deux semaines et viennent de repousser les Allemands d'une centaine de kilomètres vers le nord. Ils s'installent comme ils peuvent dans les villages à moitié abandonnés par la population.
La guerre vit ses dernières heures. La veille, le jeudi 7 novembre à 20 heures, une délégation allemande a franchi, dans quatre voitures, les lignes françaises dans le nord de l'Aisne pour aller négocier les termes de l'armistice à Rethondes. L'information a circulé dans la troupe. « C'est-y vrai, mon général, que c'est la paix ?» demande un poilu au général Boichut, en tournée d'inspection dans le secteur de la Meuse. Pas encore.
Le samedi 9 novembre, vers 20h00, les ordres arrivent du Corps d'armée. « Franchir le Meuse. Occuper le village de Vrigne-Meuse. Opération à exécuter d'urgence et sans se laisser arrêter par la nuit ». Pour l'état-major, il s'agit de ne pas relâcher la pression sur l'ennemi, afin de négocier les conditions d'armistice en position de force. Pour les hommes, que les sous-officiers viennent réveiller dans les granges transformées en dortoir, c'est une autre histoire. « Debout ! On part! Rassemblement dans cinq minutes. Il faut passer la Meuse ».
La Meuse ? Gonflée par les pluies, elle est à cet endroit large de 70 mètres et le débit est fort. « Elle déborde, elle roule, elle est en furie » raconte un témoin. Les ponts ont été détruits et les sapeurs du Génie vont devoir profiter de la nuit et du brouillard pour installer une passerelle de planches, en prenant appui sur une écluse. Aucune reconnaissance n'a été effectuée sur l'autre rive pour savoir si les Allemands y sont et combien. A cause du mauvais temps, l'aviation ne peut pas voler. Absence de renseignement et manoeuvre précipitée : les conditions du désastre sont réunies.
Un peu après 8 heures le dimanche matin, environ 700 hommes ont franchi la rivière et une ligne téléphonique est installée. Leur chef, Charles de Menditte est allé entendre la messe. Il a rejoint son poste de commandement au sud de la rivière, au village de Dom-le-Mesnil.
Cette guerre, Charles de Berterèche de Menditte, il ne l'a découvre pas. Officier de carrière, il a d'abord servi au Tonkin (Vietnam) et a été très grièvement blessé à la jambe gauche en septembre 1914. Rétabli, on l'envoie comme instructeur dans l'armée roumaine, ce qui lui vaut, au retour, de traverser la Russie en pleine révolution. En 1918, à 49 ans, il est à nouveau affecté dans un régiment de ligne, avec lequel il participe aux derniers combats de la Grande Guerre.
Vers 10 heures 30, le brouillard se lève sur les rives de la Meuse. Les Allemands sont là, juste en face sur les hauteurs à quelques centaines de mètres. Les Français sont en contre-bas, étalés sur trois kilomètres, entre la rivière et la voie ferrée. L'hécatombe commence. L'artillerie d'abord, puis en début d'après-midi, les premières contre-attaques des fusiliers et des grenadiers de la Garde impériale allemande. Un sous-lieutenant français raconte : « Les mitrailleuses se déchaînent. Au tac-tac sec et saccadé des Hotchkiss, les Maxim répondent avec un pouf-pour sourd et lent. Et les fusils-mitrailleurs mêlaient leurs teuf-teuf à ce concert meurtrier ». Dans l'après-midi, l'aviation française effectuent une reconnaissance qui permet à l'artillerie, restée en arrière, d'ouvrir le feu sur les Allemands. A 18 heures, la nuit tombe sans que les combats ne cessent tout à fait. On fait un premier bilan: 57 tués et 133 blessés, selon les chiffres dont nous disposons aujourd'hui, et qui sont, nous allons le voir, sujets à caution.
Pour le demi-millier d'hommes coincés sur la rive nord de la Meuse, enterrés dans leur trous par un temps humide et glacial, la journée du lundi 11 novembre s'annonce mal. « Vers 6 heures 30, raconte Charles de Menditte, circule le bruit de l'armistice. A 8 heures 30, l'avis est officiel. Pendant ce temps, on continue à tirer sur le front du régiment et les obus allemands tombent sur Dom-le-Mesnil ». Le message du maréchal Ferdinand Foch, commandant des troupes alliées, a été diffusé le matin à 5h15. Il stipule que « les hostilités sont arrêtées sur tout le front à partir du 11 novembre, 11 heures (heure française) ».
A Vrigne-Meuse, il n'est toujours pas 11 heures et les combats se poursuivent. « 10 heures 45: les obus tombent encore. 10 heures 57 : la mitrailleuse tire encore » note scrupuleusement le chef de bataillon de Menditte. Vers 10 heures 50, le soldat de première classe Augustin Trébuchon, estafette de la 9ème compagnie, est tué d'une balle dans la tête alors qu'il porte un message à son capitaine. Trébuchon est le dernier poilu tué (2) sur le front occidental.
Il faut aller consulter sa fiche individuelle sur le site officiel « Mémoire des hommes » où tous les morts pour la France sont recensés. On y apprend qu'il est mort le 10 novembre. C'est également le cas sur sa fiche d'état-civil à la mairie de Malzieu-Forain en Lozère. La date est fausse. Volontairement. Car les autorités militaires ont choisi d'effacer des mémoires les derniers combats du 11 novembre au matin. « Comme si cela n'avait pas eu lieu » constate le général Fauveau. Qui en a décidé ? On l'ignore précisément, malgré les recherches effectuées au Service Historique de la Défense. Il n'était tout simplement pas possible de mourir pour la France le jour de l'armistice, le jour de la victoire. Nul ne sait donc combien d'hommes ont été tués dans les quelques heures qui ont précédés le cessez-le-feu, puisque ils ont été comptabilisés avec leurs camarades tombés la veille. On se souvient simplement d'Augustin Trébuchon, « tué à l'ennemi » à l'âge de quarante ans, après plus de quatre années de guerre.
On se souvient aussi du soldat Delalucque, qui eu l'honneur de sonner au clairon le cessez-le-feu de la dernière bataille. Et pourtant, lui aussi a été oublié, caché, presque censuré. La légende veut que l'armistice ait été sonné par le caporal Pierre Sellier, originaire du Territoire de Belfort, dont le clairon repose toujours au Musée de l'Armée. Or, Sellier a sonné le cessez-le-feu, le 7 novembre au soir, pour permettre aux plénipotentiaires allemands de traverser les lignes françaises à Haudroy (Aisne). Bonne mère, la République lui attribua même la Légion d'honneur pour ce fait d'armes.
Delalucque, lui, eut de la peine à sonner « Cessez-le-feu ». Il ne se souvenait plus des notes et le lieutenant Bonneval dû les lui rappeler. Selon les ordres, il enchaîna aussitôt « Levez-vous », « Garde-à-vous », « Au drapeau ». C'était fini. Les hommes sortirent de leurs tranchées et les Allemands, juste en face, firent de même. Les Français avaient explicitement reçu l'ordre de ne pas fraterniser avec l'ennemi. Les recommandations officielles étaient les suivantes ; « Les hommes mettent leur mouchoir au bout du fusil et crient en choeur et de toutes leurs forces « Vive la France », puis chantent la Marseillaise ».
L'heure était à la gloire. Vrigne-Meuse et son combat inutile ? Côté Français, on compte 99 morts et 190 blessés au sein de la 163 ème division d'infanterie. Il ne fallait pas en parler. On ne laissa même pas le temps aux hommes du 415ème régiment d'infanterie d'enterrer leurs morts. Puis ils tombèrent dans l'oubli. Leur chef – qui commandait par intérim – fut envoyé au Liban et en Syrie. Le « 415 » ne fut pas représenté au grand défilé de la victoire du 14 juillet 1919. Dix ans plus tard, en avril 1929, un monument aux morts fut enfin inauguré sur les lieux des combats, en présence d'anciens combattants. Puis ce fut tout. A la veille de la seconde guerre mondiale, paru un ouvrage, rédigé par un certain colonel Grasset, qui tira un instant cet épisode de l'oubli. C'était alors pour vanter « tout ce qu'on peut oser avec une troupe vaillante et manoeuvrière, même peu de temps avant que cesse la guerre implacable qu'elle menait depuis plus de quatre ans ». Il fut couronné par l'Académie française."
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Alain Fauveau « Le vagabond de la Grande Guerre » Geste éditions, 2008. Lire également la Revue historique des Armées, numéro 251, 2008 et la revue Le Casoar, publié par la Saint-Cyrienne, avril 2008.
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Pas le dernier mort, car des milliers d'hommes mourront encore des suites de leurs blessures.